Rebecca Mignot-Mahdavi, docteure de l’Institut Universitaire Européen et de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, est professeure assistante à l’École de Droit de Sciences Po. Elle est chercheuse associée au TMC Asser Institute (Université d’Amsterdam), et coordinatrice du groupe d’intérêt sur le droit international et les nouvelles technologies de la Société européenne de droit international. Ses travaux portent sur le droit international, la théorie et l’histoire du droit international, mais aussi plus particulièrement sur la fabrique technojuridique de la gouvernance globale de la sécurité. Auteure de Drones and International Law : A Techno-Legal Machinery (Cambridge University Press, 2023), elle étudie notamment l’impact des stratégies militaires et narratifs juridiques américains sur la gouvernance sécuritaire.
La récente adoption par la Chambre des représentants américaine d'une loi sanctionnant la Cour pénale internationale (CPI) pour ses mandats d'arrêt contre Benjamin Netanyahou Premier ministre d’Israël, et Yoav Gallant, son ancien ministre de la Défense, illustre de manière saisissante la complexité des rapports entre États et juridictions internationales[i]. Le 9 janvier 2024, l'« Illegitimate Court Counteraction Act » a été adopté à une majorité écrasante de 243 voix contre 140, avec le soutien notable de 45 démocrates aux côtés des 198 républicains[ii]. Ce texte prévoit des sanctions contre tout ressortissant étranger qui aiderait la CPI dans ses enquêtes visant des citoyens américains ou alliés ne reconnaissant pas l'autorité de la Cour. Si cette posture américaine pourrait être interprétée comme relevant du rapport à la carte aussi habituel qu’unique des États-Unis droit international[iii], et en tout cas d’une inconsistance dans le soutien donné ou refusé à la CPI en fonction des affaires[iv], une analyse plus approfondie révèle qu'il s'agit plutôt d'une manifestation particulièrement visible d'une tendance à la sélectivité des États dans leur rapport au droit international pénal d’une affaire à une autre, et en particulier s’agissant des crimes internationaux commis à Gaza[v]. Cette proposition de loi est donc bien loin de témoigner d’un exceptionnalisme américain.
Le cas de la France et son attitude à géométrie variable vis-à-vis de la justice pénale internationale est particulièrement éclairant à cet égard[vi]. Contrairement aux États-Unis, la France est partie au Statut de Rome et donc théoriquement engagée à soutenir l'action de la CPI[vii]. Pourtant, sa réaction aux mandats d'arrêt émis contre des responsables israéliens révèle une approche tout aussi problématique du droit international pénal. Le communiqué du Quai d'Orsay du 27 novembre 2024 faisant état d’une prétendue immunité des chefs d’État et de gouvernement en exercice devant la CPI illustre le pire du droit international[viii], soit l’utilisation de la grammaire juridique pour affaiblir les efforts de lutte contre l'impunité pour les crimes internationaux les plus graves, efforts constants depuis les Tribunaux Militaires de Nuremberg et de Tokyo[ix]. En affirmant que Benjamin Netanyahou bénéficierait d'une telle immunité, la France se place en contradiction totale avec le droit international coutumier et statutaire qui la lie en tant qu'État partie à la CPI. Cette position est d'autant plus remarquable qu'elle constitue une exception parmi les États parties au Statut de Rome dont aucun, même les plus frileux face aux procédures en cours devant la CPI[x], n’a osé parler d’immunité des chefs d’État ou de gouvernement en exercice.
L'article 27 du Statut tel qu’interprété par la Cour est sans ambiguïté : la qualité officielle de chef d'État ou de gouvernement, en exercice ou non, n'exonère en aucun cas de la responsabilité pénale. Cette interprétation a non seulement été confirmée par la jurisprudence de la Cour, notamment dans sa décision de 2019 concernant Omar al-Bashir[xi], mais a également réaffirmée par les États parties eux-mêmes. En effet, il y a environ dix ans, la proposition du Kenya d'amender cet article pour y insérer une exception et garantir aux chefs d'État en exercice non pas même l’immunité, mais uniquement que des procédures à leur encontre soient suspendues avait été rejetée à l’Assemblée des États Parties[xii]. Les États parties avaient en effet considéré qu'une telle modification aurait compromis l'objet même du Statut de Rome[xiii]. La France elle-même, face à cette contestation des procédures d’engagement de la responsabilité pénale qui s’inscrivait dans le contexte des procédures contre Uhuru Kenyatta et William Ruto, s’était bien gardée de soutenir des propositions qui auraient mis à mal la raison d’être de la CPI[xiv]. La position française apparaît donc d'autant plus problématique qu'elle s'inscrit dans un contexte plus large de remise en cause à double vitesse de la justice pénale internationale. Cette approche sélective du droit international pénal se manifeste dans le traitement différencié des mandats d'arrêt selon les personnes visées, comme l'illustre donc le contraste entre les positions adoptées concernant des chef d’États et de gouvernement africains en exercice, mais aussi plus récemment concernant Vladimir Poutine, d’un côté, et Benjamin Netanyahou, de l’autre[xv].
Il serait donc bien commode de voir dans l'« Illegitimate Court Counteraction Act » la énième manifestation d'un exceptionnalisme américain vis-à-vis du droit international, particulièrement tentant à la veille du retour de Donald Trump à la présidence. Ce serait pourtant faire preuve d'une amnésie sélective bien française. La réaction du Quai d'Orsay aux mandats d'arrêt contre les responsables israéliens révèle une réalité plus dérangeante : la France, État partie au Statut de Rome, n'hésite pas à tordre le droit international. L'hypocrisie n’a donc pas élu son royaume dans le camp que l'on croit : là où les États-Unis assument frontalement leur opposition à la CPI, la France se drape dans sa qualité d'État partie et instrumentalise le langage du droit pour mieux en défaire la substance et pour mieux saper les fondements mêmes de la justice pénale internationale. Entre le bulldozer et le ver dans le fruit, la justice pénale internationale se trouve bien mal servie.
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[i] Barbancey, P. (2025, January 10). Les États-Unis préparent une loi sanctionnant la CPI pour ses mandats d’arrêt contre netanyahou. L’Humanité. https://www.humanite.fr/monde/benyamin-netanyahou/les-etats-unis-preparent-une-loi-sanctionnant-la-cpi-pour-ses-mandats-darret-contre-netanyahou
[ii] Illegitimate Court Counteraction Act, H.R. 23, 119th Cong. (PCS). (2025). https://www.govinfo.gov/app/details/BILLS-119hr23pcs/related. Al Jazeera. (2025, January 9). US House votes to advance bill to sanction ICC over Israel arrest warrants. https://www.aljazeera.com/news/2025/1/9/us-house-votes-to-advance-bill-to-sanction-icc-over-israel-arrest-warrants
[iii] Koskenniemi, M. (2004). Global governance and public international law. Kritische Justiz, 37(3), 241–254.
[iv] Armstrong, K., Radford, A., & Gardner, F. (2023, March 18). Putin arrest warrant: Biden welcomes ICC's war crimes charges. BBC.
[v] Si les États-Unis tentent de justifier leur réaction à deux vitesses aux mandats d’arrêts contres des chefs d’État ou de gouvernement en exercice dans différentes affaires à travers le principe de complémentarité prévu par l’article 17 du Statut de Rome – voir Matthew Miller, porte-parole du US Department of State, US Department Press Briefing, du 25 novembre 2024 – rien n’indique à ce jour que les affaires controversées fassent l'objet d'une enquête ou de poursuites de la part d'un État ayant compétence en l'espèce.
[vi] Voir l’analyse de Julian Fernandez in R. El Azzouzi et I. Ramdani, Contre une place sur la photo, la France offre à Nétanyahou un totem d’impunité, Médiapart, 28 novembre 2024.
[vii] La France a procédé à la signature du Statut de Rome le 18 juillet 1998 et a déposé son instrument de ratification du Statut de Rome le 9 juin 2000.
[viii] Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. (2024, novembre 27). Israël - Cour pénale internationale. France Diplomatie. https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/israel-territoires-palestiniens/article/israel-cour-penale-internationale-27-11-24. Le Ministère n’est toujours pas revenu sur son interprétation au pire fallacieuse et à tout le moins erronnée de ce que dispose l’article 27 du Statut de Rome auquel la France est partie.
[ix] La mise à mal par différents États de la lutte contre l’impunité menée par les juridictions pénales internationales vient asseoir la thèse de Vasuki Nesiah selon laquelle les moments de lutte contre l'impunité pour les crimes internationaux coïncident souvent avec des manoeuvres pour l'impunité révélant une forme de symbiose paradoxale entre ces forces apparemment contradictoires. Voir, Nesiah, V. (2016). Doing history with impunity. In K. Engle, Z. Miller, & D. M. Davis (Eds.), Anti-impunity and the human rights agenda (pp. 96–122). Cambridge University Press.
[x] Ingber, R. (2024, December 10). Mapping state reactions to the ICC arrest warrants for Netanyahu and Gallant. Just Security.
[xi] Cour pénale internationale (CPI), Chambre d'appel. (2019, 6 mai). Le Procureur c. Omar Hassan Ahmad Al Bashir(ICC-02/05-01/09-397-Corr).
[xii] Assemblée des États Parties de la Cour pénale internationale. (2014, 7 décembre). Rapport du Groupe de travail sur les amendements, Treizième session (ICC-ASP/13/31, §12).
[xiii] Idem. Voir aussi pour une analyse approfondie des affaires kényanes et des modifications des règles de procédures et de preuve dans ce contexte, Mignot-Mahdavi, R. (2014). L’impact sur le procès pénal de l’absence des accusés dotés d’une qualité officielle. La Revue des droits de l’homme, 6.
[xiv] Assemblée des États Parties. (2014, 8-17 décembre). Treizième session de l'Assemblée des États Parties – Nations Unies, New York.
[xv] Voir communiqué du Ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. (2023, 17 mars). Lutte contre l’impunité - Émission de mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale contre Vladimir Poutine et Maria Lvova-Belova. France Diplomatie. Retrieved from https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/justice-internationale/evenements/article/lutte-contre-l-impunite-emission-de-mandats-d-arret-de-la-cour-penale : loin de mentionner une prétendue immunité des chefs d’État en exercice le communiqué indique que « Fidèle à son engagement de longue date pour lutter contre l’impunité, la France continuera d’apporter son appui à l’indispensable travail de la justice internationale pour assurer que les responsables de tous les crimes commis en Ukraine rendent des comptes. Elle apporte son plein soutien à la CPI, ainsi qu’aux juridictions ukrainiennes qui concourent à cet objectif. »
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