La neutralité à l’épreuve de la diversité: l’interdiction du port des signes distinctifs avec la robe d’avocat
- Alina Tsoy
- il y a 3 jours
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Si, comme l’a formulé Victor Hugo, « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface », la robe d’avocat n’est, par suite, rien d’autre que l’incarnation des valeurs du fond de la profession d’avocat, celles de la neutralité déontologique, l’indépendance, la probité et la dignité. Autrement dit, le costume professionnel qui est la toge des avocats constitue en effet une « représentation visuelle symbolique immédiate et spontanée de la justice »[1], derrière laquelle cet auxiliaire de la justice est censé s’effacer. Est-il permissible pour autant que cet effacement se traduise par une neutralité visuelle complète, l’expulsion définitive de la diversité de nos juridictions, dans la peur de compromettre la laïcité, le principe sacré de la République, toujours au cœur de ces débats ?
Ces questions surgissent après la lecture de la décision du 3 mars dernier des 6ᵉ et 5ᵉ Chambres réunies du Conseil d’État, qui consolide la position du Conseil National des Barreaux (CNB). Ce dernier a introduit dans son règlement intérieur national (RIN) l'article 1.3 bis, interdisant tout signe distinctif porté avec la robe d’avocat : « L'avocat ne porte aucun signe distinctif avec sa robe. » Cette décision clôt une saga judiciaire, déclenchée par le recours d’une élève-avocate et d’un avocat lillois contre leur barreau. Faute de réglementation claire par le CNB, plusieurs conseils de l’Ordre, dont ceux de Lille, Paris et Bordeaux, avaient déjà interdit tout signe manifestant une appartenance religieuse, philosophique ou politique. Après la validation de la position lilloise par la Cour de cassation en 2022, le Conseil d’État a confirmé que cette interdiction garantissait l’égalité entre avocats et justiciables, et que le CNB avait agi dans son champ de compétences. Il rappelle que cette interdiction s’enracine dans la loi de 1971 et l'arrêté des consuls du 2 nivôse an XI, la décision du CNB n’en constituant qu’une précision.
Le Conseil d’État adopte un raisonnement clair, largement salué par la doctrine. L’interdiction ne vise que le port de signes distinctifs avec la robe en audience : en dehors des prétoires, les avocats restent libres d’exprimer leurs convictions. En posant cet équilibre, la jurisprudence rappelle que la liberté de conscience est absolue dans l'intime, mais que son expression publique, devant la justice, peut être encadrée au nom de l'égalité et de la neutralité.
En évitant de nommer explicitement les signes religieux, la décision du Conseil d’État dissimule néanmoins un agenda laïque implicite, reflétant les hésitations persistantes des conseils de l’ordre face au port du voile par les avocats. Pourtant, l’histoire de l’avocature occidentale – et française en particulier – ainsi que celle de ses symboles vestimentaires, n’a jamais été totalement laïque : plusieurs sources universitaires associent les 33 boutons de la toge d’avocat aux années de la vie du Christ, y voyant une influence ecclésiastique[2]. Toutefois, cette interprétation, non unanime, est souvent jugée rétrospective et infondée, le nombre de boutons n'étant ni normé ni fixe, mais variable selon la taille du porteur[3]. Tout de même, exiger une neutralité visuelle absolue revient à nier les références religieuses historiques de la société française, dans un geste à la fois sélectif et partial.
Certes, on peut objecter que le hijab et les boutons n’ont pas le même impact sur la perception de la neutralité. Mais où tracer la limite ? Un avocat à la barbe longue pourrait-il être sommé de la raser si celle-ci était perçue comme un signe de foi ?[4] Probablement, puisqu’elle relèverait aussi du registre des signes « ostentatoires ». L’égalité formelle que proclame la décision – égal accès à la profession – masque alors une inégalité de fait : seules les identités visiblement marquées doivent s’effacer pour pouvoir exercer. Cette logique consacre une norme implicite de professionnalisme fondée sur une « neutralité » sécularisée, érigée en modèle unique.
La relecture de la notion de neutralité s’impose, à la lumière de la diversité contemporaine, pour éviter qu’elle ne dérive vers une forme exclusive et excluante, en contradiction avec les objectifs d’inclusion portés notamment par la Directive 2000/78/CE. Trop souvent perçu à tort comme une menace, le pluralisme au travail constitue au contraire un pilier essentiel du vivre-ensemble démocratique – un ferment dont la démocratie se nourrit[5]. À vouloir imposer une neutralité vidée de toute diversité visible, on prend le risque de disqualifier, silencieusement mais sûrement, celles et ceux dont les convictions ne s’alignent pas sur les codes historiques d’une société majoritairement façonnée par une référence religieuse unique. Combien de jeunes, comme cette élève-avocate lilloise, se voient aujourd’hui écartés d’une profession qu’ils rêvaient d’exercer, non en raison de leur compétence, mais parce que leur apparence dérange une conception figée du « professionnalisme » ? Une telle logique ne relève plus de la neutralité, mais d’un effacement : celui des identités, des histoires, et de toute forme d’altérité visible. Or, une démocratie mature ne se construit pas sur l’effacement, mais sur la reconnaissance. Il est temps que la neutralité cesse d’être une injonction au silence des différences, pour devenir le cadre commun dans lequel elles peuvent pleinement coexister.
Cette affaire pourrait bien n’être qu’un prélude. Si la Cour de Justice de l’Union européenne ne s’est, pour l’heure, prononcée sur la neutralité que dans le cadre de l’entreprise privée, en la jugeant compatible avec la directive 2000/78/CE sous conditions, le débat reste ouvert. Le refus d’examiner la question préjudicielle pour irrecevabilité ne clôt pas la voie : une affaire future, portée par un intérêt personnel et direct, pourrait rouvrir le dossier. Ainsi, se dessine à l’horizon la possibilité d’un véritable contrôle de conventionnalité de la neutralité dans les professions judiciaires, cette fois devant les juges de Luxembourg.
[1] Jacques Boedels, « Que signifie le port d'un costume judiciaire de nos jours ? » dans Hélène Hoepffner et Mathieu Touzeil-Divina (dir), Chansons & Costumes « à la mode » juridique & française (L'Épitoge 2016), 195.
[2] voir, par exemple, Gérald Pandelon, « Le cœur de métier », Le métier d'avocat en France (Que sais-je 2019); Julie Mattiussi, « Le costume et le droit » (2023) 8 Revue Juridique de la Sorbonne 156; Julie Beghin, Isciane Ciszewski et Lucie Robiliard, « L'avocat et ses symboles » (Dalloz, 4 octobre 2019) https://actu.dalloz-etudiant.fr/a-la-une/article/lavocat-et-ses-symboles/h/dec91b379aecb4b9a57bc9205ce2f0c1.html#:~:text=La%20robe%20noire%20de%20l’avocat,à%20fourrure%20de%20la%20robe consulté le 23 avril 2025.
[3] voir RD Avocats (Article du cabinet), « La robe d'avocat : réponses à vos questions » (Actualités, 3 septembre 2024) www.rdavocats.com/categories/crfpa-et-capa-18886/articles/la-robe-davocat-reponses-a-vos-questions-515.htm#:~:text=Il%20semble%20que%20cette%20première,la%20robe%20soit%20purement%20« laïque » consulté le 22 avril 2025; Simon Brenot, « Pourquoi les avocats portent-ils une robe ? On vous explique tout ! » (Vie de la profession, 24 décembre 2024) www.irisetthemis.com/blog-candidat/pourquoi-les-avocats-portent-ils-une-robe#:~:text=D’autres%20histoires%20du%20folklore%20de,” consulté le 22 avril 2025; L'Artisan Costumier, « Les 33 boutons de la robe d'avocat, mythe ou réalité » (L'Artisan Costumier) https://lartisan-costumier.com/fr_FR/page/les-33-boutons-de-la-robe-d-avocat-mythe-ou-realite#:~:text=En%20effet,%20leur%20quantité%20évolue,revers%20de%20manches%20compris consulté le 23 avril 2025.
[4] Lauren Bakir, « Port de signes distinctifs par les avocats : une décision attendue » (Dalloz Actualité, 10 mars 2022) <www.dalloz-actualite.fr/node/port-de-signes-distinctifs-par-avocats-une-decision-attendue> consulté le 22 avril 2025.
[5] SAS c. France, Cour Européenne de Droits de l'Homme, 1 juillet 2014, 43835/11.