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La remise en cause des réglementations relatives à la RSE à l’aune du rapport Draghi: Six mois après sa publication, le bilan des premiers bouleversements engendrés

Le 26 février 2025, la Commission Européenne a présenté un ensemble de propositions de directives (« Paquet Omnibus »), qui ont pour objectif affiché de simplifier les contraintes imposées aux entreprises en matière de Responsabilité sociale et environnementale (« RSE »).[1] Ces textes prévoient d’importantes modifications de forme comme de fond des règlementations européennes sur le sujet,[2] s’inscrivant parfaitement dans la dynamique impulsée par la publication du rapport « The Future of European competitiveness » (« Rapport Draghi ») en septembre 2024 amorçant un retour à une politique européenne tournée vers la compétitivité.[3]

 

Les conclusions de Mario Draghi et des rédacteurs dudit rapport mettent notamment en avant le coût - actuel mais surtout potentiel – des exigences en matière de règlementations, estimant que le PIB du marché unique aurait un potentiel inexploité de 10% en raison de contraintes structurelles[4] – parmi donc lesquelles celles imposées par les législations relatives à la RSE.

 

Si le constat de la multiplication des textes législatifs et de la complexification du cadre juridique sur les sujets RSE pour les sociétés européennes est irréfutable, sa remise en question, qui pouvait initialement être justifiée par les motifs officiellement invoqués de simplifications administratives, emprunte désormais un chemin plus radical (I). Dès lors, six mois après sa parution, le rapport Draghi apparaît à l’origine d’un véritable changement de paradigme reléguant les problématiques RSE au second plan (II).

 

 

I. De la question de la simplification des règlementations européennes en matière de RSE à la cristallisation des tensions

 

L’Union Européenne s’est positionnée au cours de la dernière décennie à la pointe des innovations juridiques dans le domaine de la RSE. Inscrits dans la logique du Pacte vert, qui doit conduire l'Europe à la neutralité carbone d'ici à 2050, les règlements et directives visant à imposer aux différents acteurs de la vie économique diverses obligations de transparence et d’engagements en matière de durabilité se sont multipliés.[5]

 

La Corporate Sustainibility Reporting Directive (« CSRD »)[6] et la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (« CS3D »),[7] colonne vertébrale de cette arborescence, ont suscité dès le départ des protestations relatives à leur lourdeur administrative et au coût potentiellement engendré par l’implantation des mesures.[8] D’autant plus que l’étendue du champ d’application envisagé des entreprises concernées[9] a contraint un certain nombre d’acteurs à anticiper de profonds changements au seins des sociétés pour parvenir à répondre à l’ensemble des demandes imposées.[10] 

 

Le Rapport Draghi a donc permis à première vue d’adresser explicitement ces préoccupations en formulant parmi ses 170 propositions concrètes pour relancer la compétitivité de l’Union l’idée d’une « simplification » de l’écosystème règlementaire.[11] Terme consensuel par lequel les rédacteurs ont fait le choix de la mesure, se gardant bien d’évoquer toute idée de retour en arrière, voire de dérégulation. Ce sont ces éléments de langage qu’a repris par la suite la Présidente de la Commission Européenne en annonçant le 8 novembre 2024 le projet du Paquet Omnibus.[12]

 

Pourtant, près de six mois après la publication de ce manifeste pour un retour de la compétitivité dans l’Union, cette volonté d’avancer sur une ligne de crête garantissant à la fois une réponse adéquate aux enjeux actuels sur les questions RSE tout en favorisant une croissance économique poussée est mise à mal. Le rapport semble avoir permis à ses soutiens d’ouvrir une brèche pour un retour en arrière potentiellement radical, agissant comme un « catalyseur » voire un « accélérateur » d’un volte-face européen sur ces problématiques.[13]

 

Ainsi, l’Allemagne, qui avait déjà dépassé les délais de transposition de la CSRD devant théoriquement intervenir avant le 6 juillet 2024, adressait le 17 décembre de la même année à Bruxelles une demande de report de deux ans de l’entrée en vigueur de la directive.[14] Les Autorités françaises envoyaient également une note en date du 20 janvier 2025 demandant des délais supplémentaires pour la mise en place de la CSRD et de la CS3D,[15] quand la France faisait pourtant auparavant jusqu’ici figure d’élève modèle en ayant transposé la première plus de six mois avant la date butoir imposée.[16] De son côté, le Parlement Européen s’inscrivait de suite dans la continuité de ces nouveaux principes directeurs en annonçant en novembre 2024 le report d’un an de l’entrée en vigueur du Règlement Européen contre la Déforestation (« RDUE »).[17][18] 

 

Enfin, la publication du Paquet Omnibus à l’issue de ces six mois parachève la cristallisation de ces évolutions vers une refonte complète de la place des politiques RSE en Europe.

 

 

II. Le point de départ d’une volonté affichée d’un changement de paradigme

 

Alors que les avancées que constituaient ces différents textes répondaient jusqu’alors à une demande croissante de transparence des consommateurs et des investisseurs, la publication du Rapport Draghi symbolise l’amorce d’un changement de paradigme.[19] Les nouveaux axes de conduite s’organisent autour de la recherche d’un regain de compétitivité et de la reprise d’une croissance économique forte en Europe. Des objectifs par ailleurs en phase avec le contexte international actuel, préoccupant aussi quant à l’absence de place laissée aux sujets de durabilité. A ce titre, la récente réélection de Donald Trump en est l’exemple le plus évident.[20][21]

 

La publication du Paquet Omnibus I ne permet pas non plus de se leurrer sur la finalité du projet : loin du simple « réexamen » évoqué, les propositions mises sur la table vident de leur substance plusieurs obligations clés initialement prévues. Ainsi, les projets remettent en cause certains fondamentaux du triptyque CSRD – CS3D – Taxonomie[22] attaqué par ce premier volet. Sur la forme, en réduisant de près de 80% le périmètre des sociétés qui seront in fine soumises aux obligations de la CSRD,[23] mais également sur le fond, par exemple en prévoyant la limitation des évaluations relatives au devoir de vigilance des sociétés aux partenaires de premier rang,[24] ou en transformant l’obligation de publication d’un plan de transition climatique en simple obligation de moyens, abandonnant le compte rendu de la mise en œuvre des mesures détaillées.[25]

 

En réaction, les voix se sont élevées dans le secteur des organisations de la société civile, contre ce qu’elles estiment être un projet de dérégulation qui ne dit pas son nom.[26] Mais des acteurs du secteur financier se sont également rapidement opposés à la direction empruntée par le Rapport Draghi. Ces derniers, de leur côté déjà soumis au Règlement Sustainable Finance Disclosure Regulation (« SFDR »)[27] dont la remise en question ne semble pour l’instant pas à l’ordre du jour, ont notamment exprimé la nécessité de garantir la transparence des indicateurs de durabilité pour leurs activités d’investissements.[28]

 

Parmi les points soulignés par les détracteurs du Rapport Draghi et ultérieurement du Paquet Omnibus sont notamment mis en avant la faisabilité de la mise en place des exigences de la CSRD et de la CS3D qui, si elles impliquent des changements, ne sont pas insurmontables, tout en étant nécessaires,[29] ainsi que les dangers en termes de sécurité juridique.[30][31]

 

Si ce dernier aspect peut être relativisé,[32] la question de l’après s’impose : le rapport Draghi est avant tout le résultat d’un arbitrage entre différentes priorités qui a relégué la RSE au titre des préoccupations de second rang. Le risque était dès le départ d’ouvrir la boîte de Pandore sous couvert de recherche d’équilibre, et de déclencher la remise en cause en cascade de ce qui a abouti à cet arsenal juridique qui, bien que perfectible, est révolutionnaire. Le bilan des six premiers mois qui ont suivi cette publication semble donner échos à ces craintes, avec un choix délibéré de revenir sur un certain nombre d’acquis, assombrissant les perspectives de réponse à la seule véritable interrogation qui reste désormais en suspens : jusqu’où cela ira-t-il ?


[1]  « Omnibus I », Publications générales de la Commission Européenne, 26 février 2025. A noter que le programme de travail 2025 de la Commission européenne, récemment publié, prévoit d’autres paquets Omnibus qui devraient tous être publiés au premier trimestre 2025 (Omnibus II et Omnibus III).

[2] Trois projets de directives ont été publiés : COM(2025)80 ; COM(2025)81 ; COM(2025)87. Le premier porte sur la modification des dates de transposition et d’application des textes discutés, et les deux autres viennent les modifier en substance.

[3] « The Future of European competitiveness », Septembre 2024, commandé à Mario Draghi par la Président de la Commission Européenne Ursula Von de Leyen à l’automne 2023.

[4] Ibid., p. 17.

[5]  Plusieurs textes sont ainsi symboliques de la politique conduite en la matière : le règlement Taxonomie qui propose une classification permettant d’identifier les activités économiques considérées comme durables a été adopté en 2020, le Règlement « SFDR » sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers, les directives dites « NFRD » puis « CSRD » concernant le reporting extra-financier des sociétés se sont succédées à partir de 2014, ou encore la récente directive dite « CS3D » harmonisant les législations des Etats membres relatives au devoir de vigilance, en sont des exemples pertinents.

[6]  Directive (UE) 2022/2464 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022.

[7] Directive (UE) 2024/1760 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024.

[8] Le concept de reporting sur la double matérialité prévu par la CSRD a fait l’objet de vives critiques, notamment en France, d’organisations telles que le MEDEF ou l’ISSB par la voix de son président Emmanuel Faber : « Comptabilité d’entreprise : ‘Exiger que la matérialité s’étende au-delà du domaine économique est en réalité simpliste’ », Le Monde, 10 octobre 2023. Des critiques similaires ont vu le jour sur la CS3D, relativement par exemple à l’obligation de vigilance des sociétés sur l’ensemble de leur chaîne de valeur, en amont et en aval.

[9] Les seuils prévus par la CSRD, tels que revus en octobre 2023, concernent 50.000 entreprises de l'UE, contre 11 000 sous l’empire de sa prédécesseur la NFRD. Les seuils prévus par la CS3D concernent eux 5500 entreprises de l’UE.

[10] Sur les problématiques de refonte structurelle et de gouvernance des sociétés concernées, voir notamment : Eole Rapone, Juliane Dessard Jacques, Gépy Koudadje, « Directive CSRD : quels enjeux de gouvernance et sociaux anticiper ? », , La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 08-09, 23 février 2023, 1057.

[11] « The Future of European competitiveness », préc., p. 68 et s. : « Simplifying rules ».

[12] Durant une conférence de presse donnée le 8 novembre 2024, la Présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen a évoqué vouloir réduire la « bureaucratie » de ces législations, et notamment son intention de réexaminer « le triangle de la Taxonomie, de la directive sur le reporting extra-financier CSRD, et de la directive sur le devoir de vigilance CS3D » (Traduction libre).

[13] Laurence Boisseau, « Le virage vert de l'Europe dans le viseur des défenseurs de la compétitivité », Les Echos, 30 janvier 2025.

[14] Laurence Boisseau, Thibaut Madelin, « CSRD : l'Allemagne somme Bruxelles de revoir sa copie », Les Echos, 19 décembre 2024.

[15]  « Note des autorités françaises : propositions de mesures pour l'agenda européen de simplification réglementaire et administrative », 20 janvier 2025.

[16]  Ordonnance n° 2023-1142, JORF n°0283 du 6 décembre 2023.

[17]  Règlement (UE) 2023/1115 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023.

[18] « Le Parlement souhaite donner un an de plus aux entreprises pour se conformer à la législation sur la déforestation », Communiqué de Presse du Parlement Européen, 14 novembre 2024.

[19] Morgane Tirel, « Nouvelle « boussole pour la compétitivité » : volte-face de l'Union européenne sur la RSE », Droit des sociétés n° 3, mars 2025, comm. 35.

[20] AFP, « Les réformes économiques dans l'UE "encore plus urgentes" après l'élection de Trump (Draghi) », l’Express, 8 novembre 2024.

[21] Si le retour au pouvoir de Donald Trump a pu accélérer les choses, il est nécessaire de nuancer son impact en ce que les pressions du continent américain sur la remise en cause des règlementations RSE sont antérieures à sa réélection : en mars 2024 deux heures après les nouvelles règles en la matière votées par la Securities and Exchange Commission, ces dernières étaient déjà contestées devant les tribunaux par dix Etats américains. Leur entrée en vigueur a été suspendue dans l'attente de la décision de la justice. (« Le virage vert de l'Europe dans le viseur des défenseurs de la compétitivité », préc.).

[22] Règlement (UE) 2020/852 du Parlement Européen et du Conseil du 18 juin 2020.

[23] Mark Segal, « EU to Exempt 80% of Companies from CSRD Sustainability Reporting Requirements », ESG Today, 26 février 2025.

[24]Le projet initial de la directive CS3D prévoyait que le devoir de vigilance des sociétés concernées devrait se traduire par un processus complet d’identification, d’évaluation et de gestion des incidences négatives sur les droits de l’homme et l'environnement, couvrant ses activités propres, mais aussi celles de ses filiales et de sa chaîne d’activités, tant en amont qu’en aval.

[25] « Directives Omnibus de simplification des directives CSRD et CSDDD et impact sur l’implication de la taxonomie », ANSA, 4 mars 2025.

[26] Voir à titre d’exemples : « EU Omnibus : nouveau terrain de jeu pour les lobbies », Reclaim Finance, 6 mars 2025 ; « Contre le package « omnibus » de la directive devoir de vigilance », Plaidoyer de 160 organisations de la société civile, 14 janvier 2025.

[27] Règlement (UE) 2019/2088 du Parlement Européen et du Conseil du 27 novembre 2019.

[28] Tribune de Philippe Zaouati, directeur général de la société de gestion Mirova, « Normes européennes : "La CSRD n’est pas un délire bureaucratique !" », L’Express, 26 décembre 2024.

[29] Thomas Guyot, « La CSRD n’est pas si complexe que certains tendent à le faire croire », Economie Matin, 25 janvier 2025.

[30] Clément Fournier, « CSRD : après l'omnibus, l'incertitude des entreprises et des acteurs de la RSE », Novethic, 6 mars 2025.

[31] Libres propos par Jean-Baptiste Barbièri et Antoine Touzain, « Devoir de vigilance - Reculer pour mieux sauter... dans le vide ? » La Semaine Juridique Edition Générale n° 6, 10 février 2025, act. 175.

[32] Marie-Anne Frison-Roche, « CSRD & CS3D : les fluctuations des textes européens n'effacent ni les lois françaises, ni les autres textes européens, ni le droit commun. », Journal of regulation & Compliance, 26 janvier 2025.

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