La remise en cause des réglementations relatives à la RSE à l’aune du rapport Draghi
- Valentine Faux
- il y a 19 heures
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« Lancer une révolution de la simplification” : tel est le mort d’ordre sur lequel se sont accordés les chefs d’Etat et de gouvernement européens en novembre dernier, trois jours après l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis[1]. Cinq ans après la mise en place du Pacte Vert, les Vingt-Sept ont ainsi dessiné les contours d’un Pacte pour la compétitivité, qui marque le début d’un nouveau chapitre pour la régulation de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE).
Ce nouveau Pacte se fonde directement sur le rapport remis par Mario Draghi à la Commission européenne le 9 septembre 2024, intitulé Le futur de la compétitivité européenne. L’ancien président de la BCE y constate le décrochage économique de l’Europe depuis les années 2000, lié selon lui à un important déficit de productivité notamment face aux Etats-Unis et à la Chine[2].
Rationnaliser la réglementation de la RSE au nom de la compétitivité : les propositions du rapport Draghi
Parmi ses préconisations figure l’allègement du “fardeau réglementaire” qui pèserait sur la compétitivité des entreprises européennes[3]. Il vise particulièrement les réglementations pionnières relatives à la RSE adoptées dans le cadre du Pacte vert, dont il estime le coût annuel en matière de reporting entre 100.000 € pour les PME et 1.000.000 € pour les grands groupes cotés[4]. M. Draghi ne préconise pourtant pas de pause réglementaire massive, ni de retour en arrière brutal. Sans opposer frontalement durabilité et compétitivité, il appelle à une rationalisation de la réglementation de la RSE.
D’un côté, il adresse de sévères critiques à la réglementation actuelle, dénonçant les redondances et incohérences causées par l’accumulation et les changements fréquents de textes ; le surplus de complexité induit par la surtransposition des directives, aboutissant à des divergences entre Etats membres ; et la charge réglementaire proportionnellement plus élevée pour les PME et les ETI que pour les grandes entreprises[5]. Il préconise de créer un Vice-Président de la Commission chargé de la simplification[6] et de systématiser le recours à des études d’impact pour les nouvelles réglementations européennes, à l’aide d’une méthodologie unique et claire[7]. Il invite également l’UE à mettre en œuvre une réduction de 25% de la charge réglementaire pour toutes les entreprises, et de 50% pour les PME[8].
De l’autre, le rapport prône l’accélération de la transition écologique et énergétique de l’Europe, dans laquelle s’inscrit l’ensemble de la réglementation relative à la RSE[9]. La transition y est présentée comme un levier de compétitivité-prix pour l’économie européenne, en réduisant la dépendance de l’Europe à des énergies fossiles au coût volatile et plus élevé que pour ses concurrents[10]. En outre, là où l’UE ne peut se démarquer sur les prix sans renoncer à son modèle social, la RSE constitue un avantage compétitif hors-prix essentiel, dans un contexte de préoccupation croissante des consommateurs et des investisseurs de leur impact social et environnemental.
A l’ère Trump, la tentation du haro sur le “fardeau réglementaire” européen
L’idée de réduire le “fardeau réglementaire”, renforcée par le retour outre-Atlantique à une dérégulation tous azimuts, semble toutefois avoir pris le pas sur la vision des avantages compétitifs à long terme de la RSE dans la nouvelle feuille de route de la Commission. Dans sa “boussole pour la compétitivité” présentée fin janvier, elle annonçait faire de la simplification une priorité de sa mandature[11]. Fin février, elle publiait un premier paquet de directives dit omnibus visant à simplifier[12] et à reporter l’entrée en vigueur[13] de plusieurs textes phares de la réglementation européenne en matière de RSE, notamment la directive sur la publication d’informations en matière de durabilité (CSRD), la directive sur le devoir de vigilance (CS3D), ainsi que la taxonomie européenne et le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières.
Le projet, soutenu par de nombreux gouvernements, notamment français et allemand[14], est toutefois loin de faire l’unanimité. Le Collège des directeurs du développement durable (C3D), qui réunit 380 directeurs RSE de grands groupes français, a notamment appelé à ne pas remettre en cause la CSRD[15], et de nombreuses organisations de défense des droits environnementaux et humains se sont inquiétés de voir la Commission revenir sur le fruit de plusieurs années de négociation, la soupçonnant, sous couvert de simplification, de renoncer aux ambitions du Pacte vert[16]. Au contraire, de grandes organisations patronales comme le MEDEF, l’AFEP et France Industrie lui ont reproché de ne pas aller assez loin dans l’allègement des obligations pesant sur les entreprises de plus de 1000 salariés[17].
Le projet de la Commission correspond-il à ce que préconisait le rapport Draghi, à savoir une réglementation RSE ambitieuse mais adaptée aux réalités opérationnelles ?
Le projet omnibus, ou un difficile placement de curseur
S’agissant de la CSRD, les propositions du paquet omnibus[18], à savoir la réduction du nombre de critères ESRS, le renoncement aux critères sectoriels, la création d’un “value chain cap” limitant les demandes d’informations excessives adressées par les sociétés soumises à la CSRD aux entreprises de leur chaîne de valeur, et par ailleurs le maintien du concept central de double matérialité, semblent alignées avec l’esprit du rapport. Il en est de même de l’exclusion des entreprises de moins de 1000 salariés, soit 80% d’entre elles, du champ d’application de la directive, qui répond à la demande du rapport de prendre en compte les difficultés des small mid-caps.
Concernant la CS3D[19], certaines mesures semblent relever d’une rationalisation pertinente, telles que la restriction de la notion de “parties prenantes” et de leur consultation, la suppression de l’obligation de mettre un terme aux relations commerciales en cas d’incidences négatives graves d’un partenaire, et l’alignement des obligations en matière de plan de transition climatique avec celles de la CSRD. D’autres paraissent au contraire porter atteinte à la substance du texte, telles que la limitation de l’évaluation des incidences négatives de la société aux opérations des partenaires commerciaux directs, la réduction de un à cinq ans de la fréquence des évaluations et la suppression du régime harmonisé de responsabilité civile, propice au forum shopping.
En outre, le report des dates de transposition et d’entrée en vigueur des deux directives n’encourage pas les entreprises à se saisir sérieusement du sujet[20].
Le projet omnibus doit encore être soumis au Conseil et au Parlement, dont le vote occasionnera certainement des débats sur les principes qui devraient fonder le futur de la réglementation européenne de la RSE, à l’aune du rapport Draghi et de ses limites.
Quel avenir pour la réglementation de la RSE ?
Les co-législateurs ne devront pas manquer l’opportunité qu’offre la lecture détaillée du rapport de prendre un certain recul par rapport au discours actuel. Selon M. Draghi, si l’UE souffre bel et bien d’un excès de normes, son décrochage est presque exclusivement dû à son retard dans le secteur de la tech, sans lequel ses gains de productivité depuis vingt ans sont comparables à ceux des Etats-Unis[21]. De plus, les 37,5 milliards d’euros que la simplification devrait faire économiser annuellement aux entreprises[22] paraissent dérisoires au regard des 800 milliards d’investissements annuels supplémentaires que l’Europe doit trouver pour espérer revenir dans la course[23]. Ainsi, présenter la simplification de la réglementation RSE comme la solution ultime au retard de compétitivité européen est au mieux contre-productif, au pire empreint de populisme.
Par ailleurs, les débats ne devront pas occulter la capacité de la RSE à limiter les pertes futures. Le reporting, bien que fastidieux, est indispensable à l’élaboration d’une réflexion stratégique sur la résilience du modèle d’affaires des entreprises à l’heure de l’Anthropocène[24]. La RSE peut ainsi permettre une prise de conscience des entreprises de l’impasse dans laquelle elles s’engagent en opposant durabilité et compétitivité. Cela nécessite qu’elle soit plus pédagogue, moins jargonneuse et surtout prévisible et stable, afin que les entreprises la comprennent, s’en saisissent comme d’un outil de performance sur le long-terme et se l’approprient.
La tendance est pourtant au recul de la norme, et la diminution des obligations actuelles semble inexorable. Cela est-il nécessairement synonyme d’un affaiblissement de la RSE ? Pas si l’on repense la responsabilité sociétale non plus comme un pur exercice de conformité, mais comme un engagement proactif, en créant un “droit de l’engagement” par opposition au “droit des limites”, ainsi que le propose un récent rapport du Club des juristes[25].
Un tel changement de paradigme risquerait toutefois de détourner l’UE de l’opportunité d’imposer ses valeurs à tous ses partenaires commerciaux et de s’affirmer, à contre-courant, comme une puissance résolument normative[26], et comme le leader mondial sur la question climatique.
[1] Commission européenne, Déclaration de Budapest sur le nouveau Pacte européen pour la compétitivité, Communiqué de presse, 8 novembre 2024 (traduction libre)
[2] Mario Draghi, The future of European competitiveness, Part A, Chap. 1, p. 12
[3] Ibid. Part A, Chap. 6, p. 68
[4] EFRAG, Cost-Benefit Analysis of the First Set of Draft ESRS, November 2022, cité par Mario Draghi, The future of European competitiveness, Part B, Section 2, Chap. 5, p. 318
[5] Mario Draghi, The future of European competitiveness, Part B, Section 2, Chap. 5, p. 318
[6] Ibid. p. 323
[7] Ibid. p. 324
[8] Ibid. p. 324
[9] Ibid, Part A, Foreword, pp. 6-7
[10] Ibid, Part A, Chap. 1, p. 14
[11] Commission européenne, Une boussole de l'UE pour regagner en compétitivité et garantir une prospérité durable, Communiqué de presse, 29 janvier 2025
[12] Commission européenne, Proposal for a Directive amending the Directives: Accounting, Audit, CSRD and CSDDD - Omnibus I - COM(2025)81, 26 février 2025
[13] Commission européenne, Proposal postponing the application of some reporting requirements in the CSRD and the transposition deadline and application of the CSDDD - Omnibus I - COM(2025)80, 26 février 2025
[14] Les Echos, Le grand chantier de la simplification s’annonce tumultueux à Bruxelles, 12 février 2025
[15] Les Echos, Reporting extra-financier : les grands groupes français prennent la défense de la directive CSRD, 10 janvier 2025
[16] Association Sherpa, Non à l’Omnibus ! Plus de 160 organisations s’opposent à une remise en question de la directive sur le devoir de vigilance, 14 janvier 2025
[17] MEDEF, AFEP, France Industrie, Communiqué de presse, L’Afep, le MEDEF et France Industrie appellent à une action résolue pour la compétitivité et la transition écologique de l’Europe, 27 février 2025
[18] Commission européenne, Proposal for a Directive amending the Directives: Accounting, Audit, CSRD and CSDDD - Omnibus I - COM(2025)81, 26 février 2025
[19] Ibid.
[20] Commission européenne, Proposal postponing the application of some reporting requirements in the CSRD and the transposition deadline and application of the CSDDD - Omnibus I - COM(2025)80, 26 février 2025
[21] Mario Draghi, The future of European competitiveness, Part A, Chap. 2, p. 24
[22] Commission européenne, Renforcer la compétitivité européenne
[23] Mario Draghi, The future of European competitiveness, Part A, Chap. 5, p. 63
[24] Béatrice Parance, Environnement – De nouveaux devoirs pour les entreprises à l’heure de l’Anthropocène ?, LexisNexis, La Semaine Juridique Edition Générale n° 1050, 16 décembre 2024, 50011
[25] Isabelle Kocher de Leritz, Béatrice Parance, Anne Stévignon, L’entreprise engagée face aux défis du XXIème siècle, Le Club des juristes, novembre 2024
[26] Les Echos, Tribune d’Alexis Normand, Opinion | Climat : Face à Trump, l’Europe doit assumer son rôle de puissance normative, 12 février 2025
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